Les ministres profondément divisés sur le projet de réajustement des salaires.Photo Dalati et Nohra Plusieurs ministres, dont le aouniste Fadi Abboud, dénoncent publiquement le caractère purement politique du vote par le gouvernement du projet de Charbel Nahas sur le réajustement des salaires. Un projet dont l’illégalité est patente, souligne Georges Khadige.
Rien n’est encore acquis. Loin de là. À examiner de près la décision prise mercredi par le Conseil des ministres au sujet du réajustement des salaires, il apparaît clairement que son application n’est pas pour demain. Encore faut-il savoir si cette décision passera le test de la légalité, incarné par l’avis que doit émettre incessamment le Conseil de l’État. Jamais deux sans trois, dit l’adage. C’est à cette éventualité qu’il faudra en tous les cas s’attendre à la lumière de la nouvelle polémique suscitée par cette seconde tentative de réajustement des salaires, que le patronat a rejeté d’emblée et qu’un certain nombre de ministres ont qualifié de purement politique. C’est d’ailleurs les ministres aounistes eux-mêmes, c’est-à-dire les parrains du projet adopté, qui ont reconnu l’enjeu politique sous-jacent. Il ne fait plus aucun doute qu’il s’agit là d’un nouveau round du bras de fer qui semble perdurer entre le Premier ministre, Nagib Mikati, et le chef du CPL, Michel Aoun. Le ministre du Tourisme, Fadi Abboud, l’a bel et bien laissé entendre : « Mon vote en faveur du projet est politique, puisque je ne suis pas convaincu du plan présenté par le ministre Charbel Nahas », dit-il, en motivant sa décision par un « manque de respect » dont certains ont fait preuve à l’égard du ministre du Travail. Solidarité politique oblige mais non économique. Or M. Abboud ne se privera pas de qualifier la politique du ministre du Travail de « marxiste » qui s’en prend aux chefs d’entreprises, lesquels, a-t-il dit, ne sauraient être considérés comme des ennemis.
La veille, son partenaire, Gebran Bassil, avait déjà donné le ton en déclarant qu’il y a désormais « une nouvelle équation qui s’est mise en place au sein du gouvernement, dont les autres doivent tenir compte ». Une attitude que le ministre des Affaires sociales, Waël Bou Faour, qui a proclamé haut et fort sa solidarité avec M. Mikati, a vivement dénoncé, allant jusqu’à déclarer que la « victoire » marquée par le CPL est « illusoire ». Certains observateurs n’ont pas hésité à parler de « camouflet asséné au Premier ministre » par les aounistes. Nagib Mikati n’est d’ailleurs aucunement convaincu de la formule adoptée, d’où sa « mise en garde contre les conséquences éventuelles d’une telle décision », comme le rapporte le ministre Ghazi Aridi. Ce dernier ne manquera pas d’ailleurs de relever que « le vote a été, de l’aveu de tous, politique par excellence ». Le patronat ne s’y est pas trompé non plus en insistant, dans un communiqué au ton extrêmement virulent, sur le fait que la décision est dénuée de toute considération économique et sociale (voir par ailleurs page 8). Le président de l’Association des commerçants de Beyrouth, Nicolas Chammas, qui a parlé de « véritable scandale », a regretté qu’un « groupe de ministres se déplacent d’un bord à l’autre pour des motifs politiques », allusion faite aux retournements des ministres du Hezbollah, résultat de la rencontre, la veille, entre Michel Aoun et Hassan Nasrallah. C’est ce qui fera dire sans ambages à M. Chammas que le projet adopté en Conseil des ministres, au lendemain de cette rencontre, « s’est transformé en lot de consolation ». « Nous sommes tombés victimes des tiraillements politiques dans le pays », dit-il. Le patronat et les organismes économiques ne se sont pas contentés de dénoncer le « bazar politique », laissant clairement entendre qu’ils mèneront la guerre contre cette décision « catastrophique ». Or il apparaît clairement que le patronat n’aura même pas besoin de passer à l’escalade, convaincu qu’il est que la décision sera rejetée d’emblée par le Conseil d’État.
L’avis de Georges Khadige Aux experts donc de trancher. L’ancien directeur général de la Caisse nationale de Sécurité sociale, Georges Khadige, professeur de droit du travail et l’un des principaux experts du pays en la matière, souligne que le décret du gouvernement s’imposera de toute évidence à tout le monde, « à condition qu’il soit légal ». « Or, dit-il, ce n’est pas le cas, puisque l’illégalité de la décision est patente. » Selon M. Khadige, si le gouvernement jouit de la prérogative de trancher en matière de majoration du salaire minimum et de la majoration de vie chère, il n’a absolument pas le droit d’intervenir pour fixer les indemnités de transport, et encore moins les allocations scolaires, un domaine qui relève exclusivement du Parlement. M. Khadige, qui n’a cessé de dénoncer les irrégularités commises depuis pratiquement 1995 en ce domaine, tient à rappeler que dans le décret pris en janvier 95, le gouvernement avait outrepassé la délégation que lui avait accordée en 1967 le Parlement, et qui lui permettait uniquement de se prononcer en matière de majoration de vie chère et du salaire minimum. Or, dit-il, le gouvernement avait commis à l’époque la même erreur que celle commise mercredi dernier, à savoir qu’il s’est prononcé sur les indemnités de transport et les allocations scolaires. Selon lui, même si M. Nahas a intégré, dans son projet, les indemnités de transport dans le salaire minimum, il n’a fait que déguiser l’irrégularité commise. Celle-ci est plus explicite concernant les allocations scolaires qui ont été clairement fixées par l’exécutif à 40 000 LL, une tâche qui reste du domaine réservé au législateur. M. Khadige, qui estime que le Conseil d’État rejettera probablement cette décision, rappelle en outre la teneur de l’article 45 du code du travail qui prévoit que le salaire minimum est fixé par des commissions regroupant le ministère du Travail, des salariés et des employeurs. Or ces derniers, qui ont rejeté en vrac la décision de mercredi, n’ont vraisemblablement pas été consultés. La balle est donc dans le camp du Conseil d’État qui pourrait rejeter la décision, ce qui revient à dire que tout est à refaire. Si, par contre, le Conseil d’État approuve la décision comme s’y attend le ministre du Travail, il reste à voir comment le gouvernement pourra l’imposer dans la réalité, sachant que la moitié des ministres ne l’a pratiquement pas approuvée sans oublier la fronde des milieux économiques qui se disent intraitables sur une question qui risque de mettre en péril l’ensemble de l’économie du pays.